Silence et Temps

temps et vérité

Si un long silence a suivi ma série de billets sur la "psychanalyse" à distance notamment avec le support Skype, c'est que j'ai observé dans la réalité des publications et des discussions entre psychanalystes que la situation était des plus "confuses". Un article récent du Figaro est le reflet de ces confusions.Je n'ai guère d'espoir de pouvoir les clarifier car ce sont des ensembles de confusions qui se redoublent, comme dans tout système idéologique de type pour ou contre.

Ceux qui sont "pour" le sont au nom de la modernité (il faut vivre avec son temps..etc.). Ceux qui sont contre disent qu'aucun travail d'aucune sorte ne peut être fait avec l'inconscient par écrans interposés et cultivent une méfiance généralisée à l'égard de tout ce qui se passe dans le cybermonde.Ce qui est vrai pour la psychanalyse elle-même, vaut-il de la même manière pour toutes les formes de psychothérapies? Je ne le pense pas mais il faudrait y regarder de près.

Les "pour" utilisent deux arguments de base:

1.Le dispositif de la cure psychanalytique a constamment évolué depuis le geste fondateur de Freud ( par exemple Widlocher note1). Psychanalyser par écrans interposés ne serait qu'une évolution parmi d'autres.

[ il semble ne pas leur venir à l'esprit que sur Skype, on réintroduit exactement tout ce que Freud s'était appliqué à congédier, la vue notamment. Fermer les yeux pour se recueillir sur l'ensemble de ce qui est vécu au présent est impossible devant un écran, aussi bien pour le psychanalyste que pour l'analysant.Ce dispositif - on peut le montrer en détail - est l'inverse du dispositif initial.]Ce que le dispositif fondateur permettait disparait aussi par la même occasion, je reviendrai sur ces conséquences.

2.Les habitants des contrées lointaines :-) vont donc pouvoir bénéficier de ce que la psychanalyse permet. Ainsi "la psychanalyse en Chine" nous est présenté par Monique Bydlowski comme "une conquête du virtuel". Il y a bien quelques réserves, mais elles sont toujours plus ou moins décalées. L'article que j'ai cité en commençant suit la pente la plus commune : le corps est absent. "Car il y a un grand absent lors d'un tel procédé: le corps". On peut se demander avec quoi on est assis devant un écran, comment on regarde et on entend..Bref on nous sert à nouveau (en la répétant régulièrement) cette absurdité d'un "virtuel" dans lequel tout se dissoudrait des paramètres de la vie humaine. Comme si Sherry Turkle n'avait pas écrit il y a bien longtemps déjà(1995) "La vie sur l'écran"..Comme si nous n'avions pas été plusieurs à nous demander depuis des années ce qui se passent avec nos fantasmes, ou avec la pulsion de voir, ou avec nos émotions, quand nous sommes en relation avec d'autres par écrans interposés...Non, ni les corps, ni les inconscients ne se sont évaporés. Ce qui se passe, c'est que les échanges sont très différents, s'organisent autrement. Il faut donc cesser de répéter des lieux communs sans consistance et essayer de savoir d'une manière plus précise ce qui, de l'expérience analytique, est radicalement manquant quand on la confie aux écrans. Puis il faudra essayer d'approcher ce qui peut éventuellement se pratiquer, quand on continue à se dire psychanalyste et que l'on travaille à distance.

Ce qui manque

J'ai depuis longtemps essayé de transmettre sur ce site(2) l'expérience qui est la mienne. Ce qui manque est d'abord ce que le dispositif divan-fauteuil permet et qui est en général pointé et récusé comme "classique" par les partisans de la nouveauté à tout prix. Or l'invention indépassable de ce dispositif, c'est que l'analyste peut se mettre dans une position d'écoute flottante (qui ne s'accroche à rien de particulier, qui laisse aller l'écoute au fil de se qui se passe présentement), l'analysant lui peut commencer à pratiquer des formes d'association d'idées (et de silence) qui alors cessent d'être gouvernées par le "bruit" quotidien et les urgences diverses. Le temps commence peu à peu, au fil des séances, à reprendre toute l'épaisseur et les composants multiples qui rendent possible un vrai présent, un présent vivant (comme disent certains phénoménologues): un processus très lent de déprise et de recomposition se met à l'oeuvre pour tous les éléments de la vie psychique, à peu près inaperçu, et certainement pas perceptible à travers les seuls mots échangés. C'est cette condition primordiale de temps que les échanges internet ne peuvent donner: une succession d'instants retenus par la vue, non déconnectée du bruit de la banalité quotidienne, peut permettre des échanges intéressants, théoriques par exemple, mais ne donnera pas à vivre cette profondeur de l'expérience du temps.. Tout le reste en découle. Du coté des "contre" on parle par exemple de l'impossibilité de la régression (c'est évident..) ou de l'impossibilité de la mise en place de la névrose de transfert. C'est vrai et heureusement : car comment assurer un cadre suffisant à l'amour de transfert à des milliers de kms, si le désespoir venait à surgir?
Au moment où on voit des chinois payer 5000 euros un Petrus 1990, ne lésinant pas sur la qualité , au nom de quoi va-t-on leur vendre des succédanés de la psychanalyse? :-)
Sans plaisanter , c'est d'autant plus regrettable que selon F.Jullien,"Cinq concepts proposés à la psychanalyse" la pensée chinoise est ouverte depuis bien longtemps, bien avant Freud, à ces mouvements psychiques qu'il résume par: disponibilité, allusivité, biais, dé-fixation, transformation silencieuse, tous mouvements qui (comme l'attention également flottante et l'association sans a priori) ne pourraient se satisfaire de l'immédiateté et de la simplification des dispositifs skype ou apparentés. Les "psychanalystes" vont-ils être de ceux qui utilisent l'Internet pour abraser nos richesses réciproques? L'Internet comme la psychanalyse ne méritent-ils pas des usages actuels un peu mieux pensés?
Mais comme je l'ai souligné autrefois, la Chine est ici un alibi. Si une psychanalyse authentique peut avoir lieu de Paris à Pékin par écrans, elle peut alors aussi bien se produire pour un habitant de la rue d'à coté. Où serait la différence ? ces outils numériques sont universels.

Note1:" Il est vrai également que l’accroissement considérable du nombre de psychanalystes dans le monde et la diversité de leur culture ont largement influencé une diversité des pratiques. Celle-ci s’est appliquée au cadre matériel (position assise, thérapies de groupe, voire plus récemment thérapies à distance par téléphone ou par Skype)".
Note2: Depuis octobre 2005, les couleurs de la psychanalyse, puis Le non-virtualisable de la psychanalyse 26 sept 2007 Enfin plusieurs pages sous la rubrique psychanalyse à distance plus récentes.

Genevieve Lombard Bordeaux 1°juin 2013