L'inconscient optique

Prêle Blossfeld


L'inconscient optique, la démarche de Walter Benjamin
Etre saisis par ce qui tout à coup devient visible grâce à une innovation technique qui change l'échelle ou l'approche de la perception des choses, je crois que les premiers qui se sont aventurés sur l' Internet l'ont été. Qu'on se souvienne des passions si largement partagées sur les News quand les manuscrits enluminés ont commencé à être numérisés, quand on a pu accéder à la prodigieuse diversité des fractales, que l'on a pu les générer à partir de quelques formules, les voir déployer leurs formes à l'infini et en être éblouis.! idem lorsque Hubble a commencé à nous "faire voir" les galaxies..etc. Ce saisissement, qui entraine du plaisir et le désir de voir encore et encore, Walter Benjamin l'avait éprouvé avec le passage à la photo et au cinéma dans les années trente et il avait inventé là quelque chose qu'il avait baptisé : l'inconscient optique.

Cet aspect - l'intrigante nouveauté du visible qui fait effet de révélation- se trouve déjà dans son texte "Du nouveau sur les fleurs", et dans "Petite histoire de la photographie"(1931, lire sous ce lien le texte intégral). Pour WB, Karl Blossfeldt (qui a publié 120 photos de plantes en 1928) "a révélé à la vue, sous la prêle (photo ci-contre), la forme des colonnes antiques, sous la fougère, la crosse épiscopale... sous le chardon, un tympan gothique". Selon WB, "la nature qui parle à l'appareil est autre que celle qui parle à l'oeil, autre d'abord en ce que, à la place d'un espace consciemment disposé par l'homme, apparaît un espace tramé d'inconscient". L'exemple retenu ici est celui de la démarche: "S'il nous arrive par exemple couramment de percevoir, fut-ce grossièrement, la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement, la révèlent. Cet inconscient optique, nous ne le découvrons qu'à travers elle, comme l'inconscient des pulsions à travers la psychanalyse" (C'est moi,GL,qui souligne.D'autres traducteurs préfèrent "inconscient visuel").

Toutes ces indications sont reprises et développées presque dans les mêmes termes au chapitre XIII de "L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique" (note 1).
Pour éclairer cette fois ce qui advient avec le cinéma, WB propose "un coup d'oeil à la psychanalyse" et un rapprochement avec "la théorie freudienne". L'exemple retenu ici est celui du lapsus. D'inaperçu dans la conversation qu'il était, voilà qu'il y ouvre "une perspective profonde". Pour WB, depuis "La psychopathologie de la vie quotidienne", la psychanalyse "a isolé des choses qui baignaient auparavant, inaperçues, dans le grand fleuve du perçu, et dans le même temps les a rendu analysables". Il s'agit donc pour lui d'un "approfondissement de l'aperception". Par analogie, le cinéma serait capable d'un approfondissement de même nature. Après en avoir décrit les nouveaux moyens techniques, il affirme (en reprenant ses précédentes formulations): "Il est ainsi bien clair que la nature qui parle à la caméra n'est pas celle qui parle à l'œil. Nature autre avant tout parce qu'à un espace tissé par la conscience de l'homme se substitue un espace entrelacé d'inconscient". La caméra donc, va être à l'origine d'une nouvelle expérience du monde, elle nous permet d'y faire "l'expérience de l'inconscient optique, comme nous faisons l'expérience, à travers la psychanalyse, de l'inconscient pulsionnel".

Pourquoi créer une autre catégorie d'inconscient? Les catégories de l''inconscient pulsionnel , qui comprend évidemment la pulsion de voir et tous ses destins, aurait pu suffire à prendre en compte les nouveaux champs qu'il explorait. De plus, dans la psychanalyse des années trente, on avait des idées sur la manière dont se structure ce qui apparait à première vue comme "nouveau" ou "inconnu" dans le monde de la perception, et c'est dès 1921 par exemple que Rorschach avait publié son test qui met en oeuvre la notion de "projection" (qui permet par exemple de voir "sous la prêle les colonnes antiques" ou autre chose). Pourquoi dès lors ce nouveau concept?
Beaucoup de raisons à cela, mais si, comme je le faisais en commençant, on regarde ce qui s'est passé avec l'irruption de l'Internet dans les années 90, comment se sont développées les théorie du virtuel , pourquoi elles ont exagéré la nouveauté de ce qui arrivait jusqu'à en faire un monde séparé du monde ordinaire, on peut penser que de tels changements techniques à de si grandes échelles (comme c'était le cas pour le cinéma) ont quelque chose de si fascinant qu'ils éclipsent ce qui, précédemment, apparaissait comme stable dans l'expérience de la réalité. On va alors se laisser emporter par une sorte d'éblouissement (être ébloui par trop de nouveauté?) dont un des effets est un mouvement de déplacement ou d'extension plus ou moins légitime des concepts, à partir d'un de leurs aspects (de l'aspect qui saute aux yeux).WB n'interroge pas plus avant l' analogie qu'il propose et ne semble pas en voir les limites.
Les limites, la réflexion sur la part d'ombre de ces nouvelles techniques sont pourtant bien là dans toute son oeuvre, mais dans un champ différent: celui de l'histoire, de la politique, de la critique du capitalisme et du fascisme, l'inspiration ici vient de Marx. C'est ce qui fait dire à certains critiques que , sous cette appellation d'inconscient optique, c'est l'inconscient collectif que WB aurait eu en vue. Si on est fidèle aux exemples qu'il donne, dans les textes où il le définit , il me semble qu'on ne peut pas vraiment justifier une telle extension. Cet "inconscient optique", c'est donc juste l'effet, comme il le dit lui-même, d' un simple "clin d'oeil à la psychanalyse".

Note 1.Il y a eu 4 versions de cette oeuvre, de 1935 à 1939. J'utilise la version de 1939, nouvelle traduction de F.Joly, éditions Payot-rivages 2013.

Genevieve Lombard Bordeaux 12 avril 2014